"Ne pas avoir d'idées et savoir les exprimer: c'est ce qui fait le journaliste".
Les faits mis en scène ici par Karl Kraus se sont réellement produits ; les conversations les plus invraisemblables ont été tenues mot pour mot ; les inventions les plus criardes sont des citations ; les récits prennent vie sous forme de personnages, les personnages dépérissent sous forme d’éditorial ; la chronique a reçu une bouche qui la profère en monologues, de grandes phrases sont plantées sur deux jambes – bien des hommes n’en ont plus qu’une. Quiconque a les nerfs fragiles, bien qu’assez solides pour endurer cette époque, qu’il se retire du spectacle.
"Karl Kraus, fondateur de la revue satirique Die Fackel (Le Flambeau), a consacré sa vie à analyser le langage et les effets néfastes du journalisme de son époque. Témoin des abus et déviances de ce qu’il appelle, non sans ironie, la liberté de la presse, il a mené une lutte sans fin contre les représentants de ce nouveau visage de la tyrannie. Contestataire acharné de cette forme moderne d’immunité, il a été le spectateur des pires ignominies commises au nom de la liberté.
Les Derniers jours de l’humanité rendent compte de l’odieuse corruption des journalistes pendant la Première Guerre mondiale. Que la guerre soit le paroxysme de la barbarie, Karl Kraus n’en doute pas un instant, mais à ça s’ajoutent la représentation que l’on en fait et sa formalisation verbale. Les Derniers jours de l’humanité sont une tragédie construite à partir de l’information, incontestablement partiale et mensongère puisque pro-militariste, produite entre 1914 et 1918, qui mena, selon Karl Kraus, la civilisation à l’apocalypse et participa au déclin du monde.
L’omniprésence, quasi obsessionnelle, des citations musicales, la foultitude des personnages dont la fonction sociale prime sur l’aspect psychologique rappellent la structure des drames expressionnistes. La cacophonie infernale qui régente l’ensemble de la pièce est à l’image de la société que Kraus entend dénoncer. Une voix cependant émerge difficilement de ce tohu-bohu, celle du dément qui vient démonter le mécanisme de la mascarade : « Je prévois que la folie du jusqu’au-boutisme et la misérable fierté d’infliger des pertes aux autres, que cet état mental pervers d’une société qui respire l’air d’une gloire factice et qui se nourrit d’illusions sur elle-même, laissera en héritage une Allemagne estropiée ! » Cette prophétie, puisque proférée par un personnage déclaré fou par la société, n’est pas entendue. C’est celle d’un auteur isolé, qui sans cesse a tenté de prévenir ses concitoyens du gouffre économique, social et démographique qui attendait l’Allemagne et l’Autriche au sortir de la guerre. Mais la puissance et l’hégémonie de la presse ont déjà abâtardi l’ensemble de la population en brossant le tableau d’une guerre en dentelles : « Combien est différent le héros qu’on a en face de soi dans cette guerre mondiale. Ce sont des gens enclins aux plaisanteries les plus inoffensives, qui ont un doux penchant pour le chocolat chaud à la crème. » Propos édifiants que l’auteur n’a pourtant pas inventés !
Karl Kraus fut le précurseur de Brecht ; on y retrouve ce goût pour les grandes fresques allégoriques qui donnent à réfléchir sur l’état de la société et qui, il faut le reconnaître, sont parfois un peu indigestes à la lecture. Il fut surtout un visionnaire génial, observant dès 1922 le rôle pervers d’un certain type de journalisme qui gave l’opinion publique d’informations soit erronées, soit superficielles. La télévision et son incontournable journal de 20 heures n’existaient pas encore !"
Cécile Casanova
Rédigée de début mai à septembre 1933, la Troisième nuit de Walpurgis analyse l’installation du nazisme dans les esprits. Pour la première fois traduit en français, ce livre dense et labyrinthique travaille, sous la surface, des événements qui échappent à l’attention de l’historien ; Kraus convoque la littérature et la poésie pour débusquer les responsabilités de ceux qui ont accepté et même demandé le sacrifice de l’intellect au service de la propagande, préparant librement le terrain à l’ensevelissement de l’humanité. La vie de l’écrivain et journaliste viennois Karl Kraus (1874–1936) se confond avec l’infatigable bataille qu’il mena dans sa revue Die Fackel (Le Flambeau) contre la corruption de la langue et donc de la morale.
On sait que l’auteur de la Troisième nuit de Walpurgis a, non seulement pour la documentation qu’il utilise dans le livre mais également pour les jugements qu’il formule sur le nazisme, fait des emprunts importants à des périodiques allemands, y compris ceux qui paraissaient depuis 1933 en exil, en particulier Das Neue Tage-Buch, qui avait émigré de Berlin à Paris. Sur le rapport que les nazis et les intellectuels qui les approuvent entretiennent avec la littérature et la culture allemandes, Karl Kraus et Friedrich Roth sont évidemment en complet accord et dénoncent le même genre de trahison complète. Dans un article paru en 1934 à Prague, Roth écrit : « Même si l’on entretient les tombes de Lessing et de Schiller dans les cimetières, on n’en est pas pour autant, et de loin, les héritiers de Lessing et de Schiller. L’Acropole se dresse encore à Athènes. Il ne vient à personne l’idée de prétendre que le Parlement grec d’aujourd’hui est l’héritier de l’agora. Pourquoi accorder à l’Allemagne actuelle le crédit que lui vaudraient ses ancêtres depuis longtemps reniés par elle, pis encore : falsifiés à force de mensonges ? Un peuple dont Goebbels devient le Lessing a encore moins de parenté avec la vieille Allemagne que les Nouveaux-Hellènes avec Agamemnon ! »
Ce serait cependant une erreur complète de supposer que le problème principal, aux yeux de Kraus, est la défense de la culture menacée par l’espèce de retour à la préhistoire qui est en train de s’effectuer. Ce qui devrait susciter en premier lieu la protestation des représentants de l’esprit n’est pas ce qui est sacrifié dans l’ordre de la culture, mais les souffrances physiques et morales provoquées et les pertes en vies humaines. Kraus n’a pas de mots assez durs pour les intellectuels, incapables une fois de plus de se sentir concernés par autre chose que leurs propres affaires, et les journalistes qui se mobilisent pour la défense de biens culturels qu’ils ont contribué plus que n’importe qui d’autre à dévaloriser.
Les intellectuels qui se sont ralliés au nouveau régime acceptent sans états d’âme l’idée qu’un bouleversement révolutionnaire comme celui qui est en cours ne peut pas s’effectuer sans que le sang coule et qu’il y ait des morts. Officiellement, bien sûr, aucune violence n’est commise, mais en même temps on concède qu’il n’y a jamais eu de révolution sans que quelques excès regrettables soient commis. Selon une déclaration faite à la radio que cite Kraus (c’est évidemment lui qui souligne), « si […] l’on étudie la révolution allemande, on ne doit pas se laisser conduire par certains actes de violence qui ont eu lieu à des conclusions fausses. Dans toute révolution le peuple perd la maîtrise de soi et des actions dépourvues de sens sont commises. N’avons-nous pas vu un bon nombre de méfaits de cette sorte pendant la Révolution française, mais également pendant l’insurrection américaine ? Le soulèvement de la nation sous la conduite de Hitler est une grande et authentique révolution ».
« Kraus n’a pas de mots assez durs pour les intellectuels, incapables une fois de plus de se sentir concernés par autre chose que leurs propres affaires, et les journalistes qui se mobilisent pour la défense de biens culturels qu’ils ont contribué plus que n’importe qui d’autre à dévaloriser. »
La réponse de Kraus à la dernière affirmation est, comme on pouvait s’y attendre : « Justement non ! » Il s’agit de tout ce qu’on veut sauf d’une révolution. Mais la terreur est, pour sa part, bien réelle et a pris une forme qui n’avait encore jamais été observée auparavant. Kraus se scandalise qu’un bon nombre d’intellectuels n’aient pas flairé immédiatement l’escroquerie, mais également que ceux d’entre eux qui ont été capables de le faire se méprennent aussi souvent sur ce qui est le plus grave et le plus intolérable. Quand ils proclament leur hostilité au nazisme, ils ont malheureusement tendance à minimiser, eux aussi, de façon narcissique, la réalité de la violence, sous sa forme la plus élémentaire, et à s’indigner beaucoup plus des torts causés à la culture que des vies humaines détruites. Kraus défend, sur ce point, une position qui, même s’il passe généralement pour un défenseur intransigeant et exclusif des acquis de la grande culture, ne devrait pas surprendre, puisqu’elle était déjà la sienne à l’époque de la Première Guerre mondiale : la valeur qui passe avant toutes les autres et dont un intellectuel ne peut en aucun cas s’arroger le droit de disposer est la vie humaine, y compris et même, d’une certaine façon, surtout celle des plus humbles. Cela résulte du fait que, comme il le dit, les existences même les moins intellectuelles, quand elles sont victimes de la violence, ont plus de rapport avec la vie de l’esprit que ce qui subsiste des affaires de l’esprit.
Jacques Bouveresse
(extrait de la préface à la Troisième nuit de Walpurgis)
Troisième nuit de Walpurgis
Et si surtout la perte de la culture n’était pas achetée au prix de vies humaines ! La moindre d’entre elles, ne serait-ce même qu’une heure arrachée à la plus misérable des existences, vaut bien une bibliothèque brûlée. L’industrie intellectuelle bourgeoise se berce d’ivresse jusque dans l’effondrement lorsqu’elle accorde plus de place dans les journaux à ses pertes spécifiques qu’aux martyres des anonymes, aux souffrances du monde ouvrier, dont la valeur d’existence se prouve de façon indestructible dans la lutte et l’entraide, à côté d’une industrie qui remplace la solidarité par la sensation et qui, aussi vrai que la propagande sur les horreurs est une propagande de la vérité, est encore capable de mentir avec elle. Le journalisme, qui juge mal de la place à accorder aux phénomènes de la vie, ne se doute pas que l’existence privée, comme victime de la violence, est plus près de l’esprit que tous les déboires du négoce intellectuel. Et surtout cet univers calamiteux qui occupe désormais tout l’horizon de notre journalisme culturel jusqu’à héroïser des théâtreux magouilleurs, jusqu’à se livrer à une analyse en profondeur de la psyché des bailleurs de fonds. Le journal de 6 heures lutte pour la libération de l’Autriche, mais sait-on ce que fera Otto Preminger en automne ? Alors qu’on est sur le point d’être avalé par un dragon, on se pose la question de savoir si le festival de Pallenberg sera parfait. Si, autour de la charlatanerie de quelqu’un qui n’a rien à dire, les murmures sur le « génie du Führer » deviennent de plus en plus ardents, c’est peut être qu’il y a un besoin pressant de trouver un ersatz pour ce que la foi aryenne a trouvé dans la mise en scène de Hitler. Mais il est quand même tragique que l’on puisse être détourné de ses effets par de telles niaiseries. Maintenant, les journaleux de la culture ont trouvé une activité annexe qui paie bien : ils sont parvenus à réunir les sphères et à donner aux bavardages de coulisse une perspective politique. La surestimation de ce bien vital, que l’on croyait déjà parvenue au zénith de toutes les possibilités, se révèle encore de façon particulière par confrontation avec le Troisième Reich : celui qui a fait faillite là-bas perd la surévaluation de son talent, et ceux qui, par renversement, jouent les gardiens de la race ne manquent pas non plus de culot. Ce procédé d’un journalisme dont la spécificité résisterait à toutes les mises au pas est développé jusqu’à l’intronisation dans des affaires de concurrence les plus visqueuses et jusqu’au montage de ces fameuses cabales d’affaires qui d’ordinaire n’étaient destinées qu’après coup à notre diète intellectuelle. Les gens en vue, qui rampent là où ils trouvent gage et critique, ne changent pas de conviction mais se recommandent de celle qu’adoptent leurs supérieurs, directeurs et journalistes ; et il est certain que le bouleversement de la situation de la culture, à côté de la médiocrité autrefois soutenue par la presse et maintenant par la race, à côté de la canaille qui se costume maintenant en plein jour pour enlever des rôles à des collègues, a aussi touché ceux qui montraient plus de courage et de dévouement que bien des professionnels qui vivent de leurs ennuis. Même si une hardie force de décision ne lui avait pas ravi son effet d’annonce et l’avait au contraire augmenté à la puissance dix, le journalisme ne serait à la hauteur d’aucune catastrophe car il est lié à toutes. Sa réclamation sur un patrimoine culturel altéré, qui détourne foncièrement de l’essentiel, se fonde sur la notion d’une solidarité où l’humanité est réduite à l’appartenance. Mais vu l’ampleur de la calamité qui s’est abattue sur les participants de professions exposées à moins de problèmes, face à la misère et la mort, face à l’extermination de tant d’existences sociales et physiques, le dommage culturel disparaît et ne redevient considérable que par la méthode et l’essor de ceux qui se sortent de tout, par l’horreur du dédommagement dans cette révolte des petits comparses et des dilettantes. Que signifie donc, face à la fête nationale de la journée du boycott, cette mascarade d’autodafé qui était sûre de récolter un grand éclat de rire de la part de l’Europe, même s’il le devait plus à la méthode ou à l’insuccès qu’à la barbarie des bourreaux ou à la publicité ainsi faite pour les victimes ! Elle était bien propre à apostropher le pathos des collègues et même des personnes concernées. Pourtant, la façon dont la littérature qui est passée à travers a profité de la panique ; la façon dont elle a tiré des leçons du tort fait aux autres; comment elle a tout fait pour persister dans le déshonneur – voilà qui pourrait amener l’instinct des vandales (s’il n’était pas aussi abandonné de Dieu que proche de la nature) à soupçonner qu’il n’a pas attrapé les bons. Ce qu’ont osé affirmer les intellectuels contre un malheur qui frappait bien plus qu’eux-mêmes n’était que la crainte du chat échaudé ou pas encore échaudé. Les personnalités qui, par profession, expriment plus souvent un point de vue qu’elles n’en ont, ont toujours occupé un espace public plus large que celui qui correspondait au besoin social. Cela devient plus fâcheux quand l’expression fait défaut, alors qu’elle serait indispensable, quand il y a suspicion de partialité secrète et de lâcheté publique et qu’il faut ensuite produire des explications qui brouillent ce qui est ambigu…
Karl Kraus
(extrait de la Troisième nuit de Walpurgis)
Disponibles aux éditions
AGONE. N'hésitez pas.