On ne naît pas homme
LE MONDE | 16.05.09 | 16h13 • Mis à jour le 17.05.09 | 18h27
Une des phrases du XXe siècle aux conséquences les plus déplorables : "On ne naît pas femme, on le devient." Non certes parce qu'elle est fausse, mais parce qu'elle suggère que l'homme, lui, serait créé et non façonné. Idée aberrante que véhiculent mille autres perles beauvoiriennes moins souvent citées, ainsi : "La dispute durera tant que les hommes et les femmes ne se reconnaîtront pas comme des semblables, c'est-à-dire tant que se perpétuera la féminité en tant que telle."
Au contraire, les sociétés de tout temps s'acharnent à fabriquer justement des hommes - en contraignant les garçons, par la violence, les menaces et l'humiliation, à se différencier des filles. C'est tellement énorme qu'on ne le voit même pas : les hommes constituent, de par le monde, entre 90 % et 100 % des criminels, des pédophiles, des violeurs, des généraux, des chefs d'Etat et des grands leaders religieux.
Regardez les journaux télévisés : l'immense majorité des personnages qui font l'actualité sont phallophores. On croit parler des nouvelles de l'humanité (et il est vrai que les déprédations masculines nous bousillent, nous tuent, nous concernent donc tous et toutes) ; du coup, on ne se demande même pas pourquoi les hommes sèment la zizanie comme ça.
En revanche, l'immense majorité des prostituées et toutes les mères sont des femmes. (On peut très bien être femme sans être mère ; l'inverse, en revanche, n'est pas - encore ? - possible.) Si l'on est convaincu (ce que je ne suis pas mais peu importe) que "l'instinct maternel" n'existe pas, pourquoi n'interroge-t-on jamais "l'instinct" qui pousse les hommes à faire la guerre ? De quelle stupéfiante indifférence ou résignation faisons-nous preuve à son égard ! De quel incompréhensible refus de s'étonner !
Car si, dans toutes les espèces proches de l'humaine, l'on observe que les mères s'occupent de leur progéniture, dans aucune espèce animale autre que l'humaine on ne voit les mâles s'entre-tuer de façon organisée et préméditée. Lequel de ces prétendus "instincts" serait donc à mettre en doute, le maternel ou le guerrier ? C'est la guerre qui fait des dégâts, et c'est la maternité qu'on veut balayer ! Tant il nous paraît normal que les femmes aient toujours tout à apprendre des hommes, et jamais l'inverse. Tant il semble acquis que, comme l'affirmait aussi l'auteur du Deuxième Sexe, "c'est dans l'homme, non dans la femme, qu'a pu jusqu'ici s'incarner l'homme".
Pour ma part, j'aimerais bien savoir pourquoi la spécificité des hommes (c'est-à-dire des mâles de l'espèce humaine) semble être le massacre des innocents. Ce n'est pas l'espèce humaine qui fait ça, ce sont les phallophores, jeunes le plus souvent mais encouragés, excités, éperonnés par des vieux. Oui, il faut avoir un pénis et des testicules pour ainsi charcuter, violer, ouvrir le corps des autres à la machette, au poignard ou à l'épée, les déchiqueter à la mitraillette, les décapiter et jouer aux boules avec les têtes...
A toute époque surviennent les orgies sanglantes perpétrées par des mâles, non tous les mâles bien entendu mais eux seulement, alors que (si ce n'est dans Les Bacchantes où Euripide tente de fantasmer la chose) on n'a encore jamais vu une bande de femmes se livrer joyeusement au carnage, s'enivrer de sang, glisser dans le sang, éparpiller les intestins, piétiner les cervelles, bouffer à pleines mains la chair de leurs ennemis.
Partout la terre est enrichie par les bonnes protéines des cadavres jeunes. Combien de fois avons-nous vu, sous mille variantes peintes, dessinées, photographiées, filmées, cette image emblème de la mère qui hurle, soit en essayant d'arracher à l'ennemi déchaîné son enfant vivant, soit en tenant à bout de bras son enfant mort ? Guernica, Sétif, Nankin, Kigali, la Vendée, Berlin, quelques pauvres noms pour représenter une liste infinie, un choix embarrassant, siècle après siècle sur tous les continents, le Massacre des Innocents.
Hypothèse en pointillé : dès qu'un petit garçon comprend qu'il vient (que tout le monde vient) de l'intérieur d'un corps de femme, un corps donc différent du sien, il se met à construire et à détruire, à bricoler, à manier, à remanier et à tripatouiller, la petite fille ne fait pas cela. Les garçons ouvrent les poupées, les nounours et les voitures petites et grandes, ils ouvrent les fusils, jouets ou non, pour en comprendre le fonctionnement ; ils veulent pénétrer le mystère de la vie, des origines, comprendre d'où ils viennent, pourquoi ils sont là ; ils regardent de près, d'encore plus près ; plus tard, certains iront jusqu'à arracher le foetus du ventre de la femme enceinte et à en fracasser le crâne. Après le dépeçage du nounours, après le carnage, ils laissent derrière eux : non-sens, monceaux de chairs mortes qui ne veulent plus rien dire. Ils ont réussi à transformer le vivant en mort, en objet, en chose, en rien : puissance sidérante qui ne peut se comparer qu'à celle de mettre un enfant au monde.
Si les hommes ne savaient pas (comme par exemple les grands singes ne savent pas) qu'ils ont vécu dans le corps d'une femme et lui doivent la vie, ils ne feraient pas cela : c'est parce qu'ils se savent mortels que les hommes tuent. Les femmes semblent moins obsédées par la mort, et incapables de jouir en étant furieuses ; la colère n'est pas pour elles un stimulant sexuel et le danger ne déclenche pas chez elles un pic hormonal. Oui : le danger, la camaraderie virile, la proximité de la mort agissent sur les hommes comme un aphrodisiaque, pourquoi le dit-on si rarement ? Sur des millions d'années d'évolution, ce sont les mâles violents qui se sont imposés, tant dans la guerre que dans l'amour, et ont souvent fait de celui-ci la métaphore de celle-là.
Une femme peut tuer, certes, elle peut même débiter en morceaux le corps de quelqu'un qu'elle connaît bien, mais elle ne charcute jamais des inconnus. C'est une règle qui ne souffre pas d'exception. Ni les soldates russes pendant la seconde guerre mondiale ni les Israéliennes de Tsahal n'y apportent un démenti. Pourquoi ?
Qu'est-ce qui empêche les femmes de former des milices armées, de fomenter des complots internationaux, d'organiser des attentats ? Pourquoi si peu de fillettes raffolent-elles de jeux vidéo violents ? Pourquoi les adolescentes n'entrent-elles jamais dans une salle de classe ou un restaurant fast-food pour ouvrir le feu sur leurs semblables ? Et pourquoi cette question ne semble-t-elle intéresser personne ?
Si l'on en croit les théoriciennes de l'indifférence des sexes, c'est une simple question de temps et d'éducation. Les dames auront tôt fait d'exiger la parité dans toutes les chasses gardées des messieurs afin de rattraper ceux-ci. Elles seront alors vendeuses d'armes et de drogues, grandes criminelles et grandes patronnes, pornographes et footballeuses, pédophiles et chasseuses, évêquesses et imamesses, traderesses et mafiosas, académiciennes et boxeuses sumo, elles organiseront la traite de dizaines de milliers d'éphèbes des pays pauvres destinés au délassement sexuel des femmes d'affaires des pays riches. Encore un effort, les filles, si vous voulez être émancipées ! Les musulmanes se couvrent peut-être les cheveux, mais certaines théoriciennes de l'Occident se voilent les yeux, ce qui est bien pire ; elles refusent de voir ce qui crève les yeux de tout le monde, à savoir que les hommes et les femmes ce n'est pas pareil.
Tout dans l'espèce humaine est construit, y compris ce qui nous vient des instincts. Tout est susceptible de devenir objet d'apprentissage, de commentaire, d'interprétation. Pourquoi seule la maternité serait-elle pensée comme pure nature ? Pourquoi, au long des siècles et des millénaires, les femmes n'auraient-elles acquis, grâce non à leur instinct mais à leur pratique maternelle, une précieuse connaissance de l'humain ? Une sagesse utile, susceptible d'être transmise aux hommes ? (Nonobstant le phénomène des "nouveaux pères", un papa français passe en moyenne vingt minutes par jour avec ses enfants.)
L'accouchement est un évènement passablement sauvage qui, à l'instar de la mort, nous rappelle notre condition matérielle et transitoire. Mais la maternité ne se réduit pas (comme on feint si souvent de le croire) aux phénomènes liés à la naissance, ni même aux toutes premières années de la vie des enfants.
Se déployant sur des décennies, s'articulant le plus souvent à une ou plusieurs autres activités dans la vie de la femme, c'est une activité d'intelligence, d'interaction verbale et physique, une relation à nulle autre pareille : ni purement pédagogique, sentimentale, ou économique, ni échange entre égaux, ni rapport de forces... mais lien en perpétuelle transformation, responsabilité destinée à se déprendre. Pourquoi, en Europe, a-t-elle été jugée digne de si peu de réflexions et donc de si peu de reconnaissance ? Alors ? "L'un est l'autre", vraiment ? L'un n'aurait vraiment rien à apprendre de l'autre, l'autre devrait se rapprocher toujours et exclusivement de l'un ? Réfléchissons, avant qu'il ne soit trop tard !
Nancy HUSTON - Le Monde
LE MONDE | 16.05.09 | 16h13 • Mis à jour le 17.05.09 | 18h27
Une des phrases du XXe siècle aux conséquences les plus déplorables : "On ne naît pas femme, on le devient." Non certes parce qu'elle est fausse, mais parce qu'elle suggère que l'homme, lui, serait créé et non façonné. Idée aberrante que véhiculent mille autres perles beauvoiriennes moins souvent citées, ainsi : "La dispute durera tant que les hommes et les femmes ne se reconnaîtront pas comme des semblables, c'est-à-dire tant que se perpétuera la féminité en tant que telle."
Au contraire, les sociétés de tout temps s'acharnent à fabriquer justement des hommes - en contraignant les garçons, par la violence, les menaces et l'humiliation, à se différencier des filles. C'est tellement énorme qu'on ne le voit même pas : les hommes constituent, de par le monde, entre 90 % et 100 % des criminels, des pédophiles, des violeurs, des généraux, des chefs d'Etat et des grands leaders religieux.
Regardez les journaux télévisés : l'immense majorité des personnages qui font l'actualité sont phallophores. On croit parler des nouvelles de l'humanité (et il est vrai que les déprédations masculines nous bousillent, nous tuent, nous concernent donc tous et toutes) ; du coup, on ne se demande même pas pourquoi les hommes sèment la zizanie comme ça.
En revanche, l'immense majorité des prostituées et toutes les mères sont des femmes. (On peut très bien être femme sans être mère ; l'inverse, en revanche, n'est pas - encore ? - possible.) Si l'on est convaincu (ce que je ne suis pas mais peu importe) que "l'instinct maternel" n'existe pas, pourquoi n'interroge-t-on jamais "l'instinct" qui pousse les hommes à faire la guerre ? De quelle stupéfiante indifférence ou résignation faisons-nous preuve à son égard ! De quel incompréhensible refus de s'étonner !
Car si, dans toutes les espèces proches de l'humaine, l'on observe que les mères s'occupent de leur progéniture, dans aucune espèce animale autre que l'humaine on ne voit les mâles s'entre-tuer de façon organisée et préméditée. Lequel de ces prétendus "instincts" serait donc à mettre en doute, le maternel ou le guerrier ? C'est la guerre qui fait des dégâts, et c'est la maternité qu'on veut balayer ! Tant il nous paraît normal que les femmes aient toujours tout à apprendre des hommes, et jamais l'inverse. Tant il semble acquis que, comme l'affirmait aussi l'auteur du Deuxième Sexe, "c'est dans l'homme, non dans la femme, qu'a pu jusqu'ici s'incarner l'homme".
Pour ma part, j'aimerais bien savoir pourquoi la spécificité des hommes (c'est-à-dire des mâles de l'espèce humaine) semble être le massacre des innocents. Ce n'est pas l'espèce humaine qui fait ça, ce sont les phallophores, jeunes le plus souvent mais encouragés, excités, éperonnés par des vieux. Oui, il faut avoir un pénis et des testicules pour ainsi charcuter, violer, ouvrir le corps des autres à la machette, au poignard ou à l'épée, les déchiqueter à la mitraillette, les décapiter et jouer aux boules avec les têtes...
A toute époque surviennent les orgies sanglantes perpétrées par des mâles, non tous les mâles bien entendu mais eux seulement, alors que (si ce n'est dans Les Bacchantes où Euripide tente de fantasmer la chose) on n'a encore jamais vu une bande de femmes se livrer joyeusement au carnage, s'enivrer de sang, glisser dans le sang, éparpiller les intestins, piétiner les cervelles, bouffer à pleines mains la chair de leurs ennemis.
Partout la terre est enrichie par les bonnes protéines des cadavres jeunes. Combien de fois avons-nous vu, sous mille variantes peintes, dessinées, photographiées, filmées, cette image emblème de la mère qui hurle, soit en essayant d'arracher à l'ennemi déchaîné son enfant vivant, soit en tenant à bout de bras son enfant mort ? Guernica, Sétif, Nankin, Kigali, la Vendée, Berlin, quelques pauvres noms pour représenter une liste infinie, un choix embarrassant, siècle après siècle sur tous les continents, le Massacre des Innocents.
Hypothèse en pointillé : dès qu'un petit garçon comprend qu'il vient (que tout le monde vient) de l'intérieur d'un corps de femme, un corps donc différent du sien, il se met à construire et à détruire, à bricoler, à manier, à remanier et à tripatouiller, la petite fille ne fait pas cela. Les garçons ouvrent les poupées, les nounours et les voitures petites et grandes, ils ouvrent les fusils, jouets ou non, pour en comprendre le fonctionnement ; ils veulent pénétrer le mystère de la vie, des origines, comprendre d'où ils viennent, pourquoi ils sont là ; ils regardent de près, d'encore plus près ; plus tard, certains iront jusqu'à arracher le foetus du ventre de la femme enceinte et à en fracasser le crâne. Après le dépeçage du nounours, après le carnage, ils laissent derrière eux : non-sens, monceaux de chairs mortes qui ne veulent plus rien dire. Ils ont réussi à transformer le vivant en mort, en objet, en chose, en rien : puissance sidérante qui ne peut se comparer qu'à celle de mettre un enfant au monde.
Si les hommes ne savaient pas (comme par exemple les grands singes ne savent pas) qu'ils ont vécu dans le corps d'une femme et lui doivent la vie, ils ne feraient pas cela : c'est parce qu'ils se savent mortels que les hommes tuent. Les femmes semblent moins obsédées par la mort, et incapables de jouir en étant furieuses ; la colère n'est pas pour elles un stimulant sexuel et le danger ne déclenche pas chez elles un pic hormonal. Oui : le danger, la camaraderie virile, la proximité de la mort agissent sur les hommes comme un aphrodisiaque, pourquoi le dit-on si rarement ? Sur des millions d'années d'évolution, ce sont les mâles violents qui se sont imposés, tant dans la guerre que dans l'amour, et ont souvent fait de celui-ci la métaphore de celle-là.
Une femme peut tuer, certes, elle peut même débiter en morceaux le corps de quelqu'un qu'elle connaît bien, mais elle ne charcute jamais des inconnus. C'est une règle qui ne souffre pas d'exception. Ni les soldates russes pendant la seconde guerre mondiale ni les Israéliennes de Tsahal n'y apportent un démenti. Pourquoi ?
Qu'est-ce qui empêche les femmes de former des milices armées, de fomenter des complots internationaux, d'organiser des attentats ? Pourquoi si peu de fillettes raffolent-elles de jeux vidéo violents ? Pourquoi les adolescentes n'entrent-elles jamais dans une salle de classe ou un restaurant fast-food pour ouvrir le feu sur leurs semblables ? Et pourquoi cette question ne semble-t-elle intéresser personne ?
Si l'on en croit les théoriciennes de l'indifférence des sexes, c'est une simple question de temps et d'éducation. Les dames auront tôt fait d'exiger la parité dans toutes les chasses gardées des messieurs afin de rattraper ceux-ci. Elles seront alors vendeuses d'armes et de drogues, grandes criminelles et grandes patronnes, pornographes et footballeuses, pédophiles et chasseuses, évêquesses et imamesses, traderesses et mafiosas, académiciennes et boxeuses sumo, elles organiseront la traite de dizaines de milliers d'éphèbes des pays pauvres destinés au délassement sexuel des femmes d'affaires des pays riches. Encore un effort, les filles, si vous voulez être émancipées ! Les musulmanes se couvrent peut-être les cheveux, mais certaines théoriciennes de l'Occident se voilent les yeux, ce qui est bien pire ; elles refusent de voir ce qui crève les yeux de tout le monde, à savoir que les hommes et les femmes ce n'est pas pareil.
Tout dans l'espèce humaine est construit, y compris ce qui nous vient des instincts. Tout est susceptible de devenir objet d'apprentissage, de commentaire, d'interprétation. Pourquoi seule la maternité serait-elle pensée comme pure nature ? Pourquoi, au long des siècles et des millénaires, les femmes n'auraient-elles acquis, grâce non à leur instinct mais à leur pratique maternelle, une précieuse connaissance de l'humain ? Une sagesse utile, susceptible d'être transmise aux hommes ? (Nonobstant le phénomène des "nouveaux pères", un papa français passe en moyenne vingt minutes par jour avec ses enfants.)
L'accouchement est un évènement passablement sauvage qui, à l'instar de la mort, nous rappelle notre condition matérielle et transitoire. Mais la maternité ne se réduit pas (comme on feint si souvent de le croire) aux phénomènes liés à la naissance, ni même aux toutes premières années de la vie des enfants.
Se déployant sur des décennies, s'articulant le plus souvent à une ou plusieurs autres activités dans la vie de la femme, c'est une activité d'intelligence, d'interaction verbale et physique, une relation à nulle autre pareille : ni purement pédagogique, sentimentale, ou économique, ni échange entre égaux, ni rapport de forces... mais lien en perpétuelle transformation, responsabilité destinée à se déprendre. Pourquoi, en Europe, a-t-elle été jugée digne de si peu de réflexions et donc de si peu de reconnaissance ? Alors ? "L'un est l'autre", vraiment ? L'un n'aurait vraiment rien à apprendre de l'autre, l'autre devrait se rapprocher toujours et exclusivement de l'un ? Réfléchissons, avant qu'il ne soit trop tard !
Nancy HUSTON - Le Monde
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