15.1.09

715 - Temps mort

Ce blog a commencé avec Mazen Kerbaj.

Souvenez-vous.

C'est maintenant au tour de Gilad Atzmon.








Pour les mots, s'il en faut, en voici, c'est la traduction d'une pensée, celle de Gilad Atzmon.
Mais comme pour les musiques et les dessins de Mazen Kerbaj, c'est le silence qui s'impose.
Même ici.

La primauté de l'oreille

De la musique à l'éthique

Introduction (extraits)
La même question revient fréquemment quand je suis interviewé par des médias arabes: "Gilad, comment se fait-il que vous perceviez ce que beaucoup d'Israéliens refusent de voir?".
Pendant de nombreuses années, je n'avais aucune réponse à apporter. Cependant, j'ai réalisé récemment que cela a probablement un rapport avec mon saxophone. C'est la musique qui a modelé ma vision du conflit israélo-palestinien et qui a formé ma critique de l'identité juive.
Aujourd'hui, je vais vous parler du parcours de la musique jusqu'à l'éthique.
La vie, on le sait, prend tout son sens quand on la passe en revue du moment présent en remontant jusqu'à son origine.
Et c'est pourquoi, je vais tenter d'analyser ma propre lutte contre le sionisme à la lumière de mon évolution en temps que musicien. Et vous parler des blocages que je faisais naguère avec la musique arabe.
C'est, en quelque sorte, l'histoire de ma vie jusqu'à aujourd'hui (du moins l'une d'elles).

***
J'ai été élevé en Israël dans une famille laïque et, disons-le, sioniste.
Mon grand père était un ancien terroriste, d'une poésie charismatique, ancien officier supérieur de l'organisation terroriste de droite Irgoun. Je dois admettre qu'il a eu une énorme influence sur moi quand j'étais jeune.
Sa haine de tout ce qui n'était pas juif était son inspiration majeure.
Il haïssait les Allemands, et donc, il avait interdit à mon père d'acheter une voiture allemande. Il méprisait également les "Brits" parce qu'ils avaient colonisé sa "Terre Promise".
Je suppose qu'il ne haïssait pas les Brits autant que les Allemands parce qu'il avait autorisé mon père à conduire une vieille Vauxhall Viva.
Il était également plutôt remonté contre les Palestiniens pour s'être installés sur des terres dont il était sûr qu'elles lui revenaient à lui, et à son peuple.
Assez souvent, il disait, à propos des Palestiniens: "Ces Arabes, ils ont des tas de pays, pourquoi faut-il qu'ils viennent se mettre juste à l'endroit où nous voulons vivre?"
Mais plus que tout au monde, mon grand père détestait les Juifs de gauche.
Cependant, il est important de noter que, dans la mesure où les Juifs de gauche n'ont jamais produit de voiture, cette haine particulière ne s'est pas traduite par des conflits d'intérêts entre mon père et lui.
Adepte de Zeev Jabotinsky, mon grand père, s'était rendu à l'évidence que la philosophie de gauche et le système de valeurs juif étaient une contradiction en soi.
Ancien terroriste de droite en même temps que Juif tribal sûr de sa supériorité, il savait parfaitement que le tribalisme ne peut pas cohabiter pacifiquement avec l'humanisme et l'universalisme.
Suivant les préceptes de son mentor, Zeev Jabotinsky, il croyait en la philosophie du *"Mur de Fer". Il partait du principe que les Arabes devaient être combattus avec bravoure et férocité. Citant l'antienne du Bétar, il aimait à répéter :"Dans le sang et la sueur, nous construirons notre race".
Mon grand père croyait en une race juive, moi aussi quand j'étais très jeune.
Comme mes pairs, je ne voyais pas les Palestiniens autour de moi. Ils étaient là pourtant, c'est sûr: ils réparaient la voiture de mon père pour moitié prix, ils construisaient nos maisons, ils ramassaient nos ordures, ils trimbalaient les cartons dans les petits commerces locaux, mais ils disparaissaient toujours juste avant le coucher du soleil pour réapparaître le lendemain à l'aube. Ils ne se mêlaient jamais à nos activités. Nous ne comprenions pas vraiment qui ils étaient et ce qu'ils représentaient. La suprématie était, sans aucun doute, infuse chez nous au plus profond de nos êtres et nous regardions le monde à travers le prisme du racisme et du chauvinisme.
A l'âge de 17 ans, je me préparais à effectuer mon service militaire obligatoire dans l'IDF (Israel Defense Forces). Adolescent bien bâti, imprégné de l'âme sioniste et immergé dans le pharisaïsme, j'étais destiné à être incorporé dans une unité spéciale de sauvetage de l'Armée de l'Air.

Mais c'est alors que s'est produit l'imprévisible.
Dans une émission de radio tardive, j'ai entendu des morceaux de l'album "Bird (Charlie Parker) with Strings"

J'étais sonné. C'était, de loin, plus pur, plus poétique, plus sentimental et cependant plus fou que tout ce qui m'avait été donné d'entendre jusqu'à présent. Mon père écoutait Bennie Goodman et Artie Shaw, qui étaient tous deux plaisants à écouter, et jouaient fort bien, ma foi, de la clarinette, mais Bird, c'était une toute autre histoire. C'était une féerie jouissive d'esprit et d'énergie à lui tout seul.
Le lendemain, je décidais de manquer l'école pour me précipiter à Piccadilly Record, le plus grand magasin de musique de Jérusalem. Dans la section jazz, j'achetais tous les albums de be-bop que j'avais trouvés dans les rayons (en tout, deux albums, je crois).
C'est une fois dans le bus, en rentrant chez moi, que j'ai réalisé que Bird était noir, en réalité. Cela ne m'a pas totalement surpris mais c'était une sorte de révélation: dans mon univers, seuls les Juifs étaient associés avec ce qu'il y avait de bien sur terre. Bird, c'était le début d'une aventure.

A l'époque, comme mes semblables, j'étais persuadé que les Juifs étaient effectivement le peuple élu. Ma génération avait été élevée avec, à l'esprit, la victoire magique de la Guerre des Six Jours, nous étions complètement sûrs de nous.
Comme nous étions laïcs, nous associons chaque succès à nos qualités toutes-puissantes. Nous ne croyions pas en l'intervention divine, nous croyions en nous.
Nous croyions que notre force émanait de notre essence hébraïque ressuscitée.
les Palestiniens, de leur côté, nous servaient docilement et il ne semblait pas à l'époque que cette situation allait changer un jour. Ils ne montraient aucun signe de rébellion collective. Les attaques sporadiques soi-disant "terroristes" nous donnaient le sentiment d'être vertueux, et nous enflaient du désir de nous venger.
Mais d'une certaine façon, au milieu de cette fantasia de sentiment de supériorité, à ma grande surprise, j'avais quand même fini par réaliser que les gens qui me procuraient le plus de plaisir étaient une bande de Noirs américains. Des gens qui n'avaient rien à voir avec le miracle sioniste. Des gens qui n'avaient rien à faire dans ma propre tribu sectaire et chauvine.
Il ne m'a pas fallu plus de deux jours pour louer mon premier saxo. Le saxo est un instrument dont on apprend vite les rudiments … si vous ne me croyez pas, demandez à Bill Clinton.
Cependant, aussi facile qu'il soit d'en jouer, de là à jouer comme Bird ou Cannonball, cela me semblait mission impossible. Je me suis mis à m'exercer jour et nuit, et plus je jouais, plus je me sentais écrasé par la réussite extraordinaire de cette famille géniale de musiciens noirs américains, une famille que je commençais à bien connaître désormais.
En l'espace d'un mois, j'avais découvert Sonny Rollins, Joe Henderson, Hank Mobley, Monk, Oscar Peterson et le Duke, et plus je les écoutais, plus je me rendais compte que mon éducation initiale "judéo-centrique" était complètement erronée. Au bout d'un mois passé avec le saxo vissé aux lèvres, mon enthousiasme sioniste s'était complètement évaporé.
Au lieu de rêver de piloter des hélicos au-dessus des lignes ennemies, je commençais à m'imaginer vivant à New York, Londres ou Paris. Tout ce qui m'intéressait, c'était avoir une chance d'aller entendre les grands noms du jazz, et dans les années 1970, il y en avait encore beaucoup dans le circuit.
Actuellement, les jeunes qui veulent faire du jazz vont généralement s'inscrire dans une école de musique, or, à mon époque, c'était tout à fait différent. Ceux qui voulaient faire de la musique classique entraient dans un conservatoire, mais ceux qui voulaient jouer pour le simple plaisir de faire de la musique restaient chez eux et jouaient non stop. D'autre part, vers la fin les années 70, il n'y avait pas de cours de jazz en Israël et, à Jérusalem, ma ville natale, il n'y avait qu'un club de jazz.
C'était le Pargod, et il était installé dans les locaux d'anciens Bains Turcs rénovés. Le vendredi après-midi, ils organisaient un bœuf, et pour mes deux premières années de jazz, ces bœufs étaient l'essence même de mon existence. J'avais, littéralement, arrêté tout le reste et ma seule activité consistait à m'entraîner jour et nuit pour me préparer à la session suivante. J'écoutais de la musique, je retranscrivais certains grands solos, il m'est même arrivé de jouer en dormant.
J'avais décidé de consacrer ma vie à faire du jazz, acceptant l'idée qu'en tant qu'Israélien et blanc, mes chances d'arriver au sommet étaient plutôt minces. Sans m'en rendre compte, à l'époque, ma passion naissante pour le jazz avait englouti mon sectarisme sioniste. Sans m'en rendre compte, je m'étais débarrassé de ce truc sur "le peuple élu". J'étais devenu un être humain ordinaire. Ce n'est que des années plus tard que j'ai compris que c'est le jazz qui m'avait permis d'échapper à tout ça.
En l'espace de quelques mois, je me suis senti de plus en plus déconnecté de la réalité qui m'entourait, me considérant comme le membre d'une famille bien plus large et bien plus géniale.
Une famille d'amateurs de musique, une bande de gens adorables qui s'intéressaient à la beauté et l'esprit au lieu de territoires et d'occupation.
Mais, il me restait toujours à effectuer mon service militaire. Si les générations suivantes de musiciens de jazz israéliens se soustrayaient aux obligations militaires en s'enfuyant à New York, la Mecque du jazz, pour un jeune garçon comme moi, d'origine sioniste à Jérusalem, il n'y avait pas d'alternative possible, d'ailleurs, cette éventualité ne m'avait même pas effleuré.

En juillet 1981, je me suis engagé dans l'armée israélienne, mais, je suis fier de dire que dès le premier jour, j'ai tout fait pour éviter tout appel du devoir.
Non pas que j'étais pacifiste, ni que je me souciais beaucoup du sort des Palestiniens, ni encore que j'étais porté par une passion secrète pour la paix, non, tout simplement parce que j'adorais me retrouver seul avec mon saxophone.

Quand a éclaté la première guerre du Liban, cela faisait un an que j'étais à l'armée. Pas besoin d'être un génie pour deviner la vérité, je savais que nos dirigeants mentaient. Chaque soldat israélien se rendait bien compte que cette guerre était une agression de la part d'Israël.
Personnellement, je n'étais plus du tout attaché à la cause sioniste. Je n'avais plus le sentiment d'en faire partie. Cependant, ce n'était toujours ni la politique ni le sens moral qui me motivaient, c'était mon désir d'être seul avec mon saxo. Faire des gammes à la vitesse de la lumière me semblait bien plus important que de tuer des Arabes au nom de la rédemption des Juifs. Et c'est ainsi qu'au lieu de m'évertuer à devenir un tueur patenté, je concentrais tous mes efforts à essayer de me faire engager dans une des fanfares militaires.
Il m'a fallu plusieurs mois pour y arriver, mais j'ai réussi à atterrir en douceur dans l'orchestre de l'armée de l'air israélienne (Israeli Air Force Orchestra - IAFO). Il n'y avait que deux possibilités pour intégrer l'IFAO: soit on avait décelé en vous un musicien de jazz au talent prometteur, soit vous étiez le fils d'un pilote mort en mission.
Le fait d'avoir été admis, sachant que mon père était encore de ce monde, m'a pour la première fois conforté dans l'idée que j'avais peut-être du talent.
A ma grande surprise, aucun des musiciens de l'orchestre n'était un passionné d'armée.
Nous ne nous intéressions qu'à une chose: développer notre talent musical personnel.
Nous détestions l'armée et il n'a pas fallu bien longtemps pour que je me mette à haïr l'état qui avait une si grande armée avec des forces aériennes si importantes qu'elle avait besoin d'un orchestre qui m'empêchait de m'exercer 24h sur 24 et 7 jours sur 7.
Quand on nous faisait venir pour jouer lors d'une manifestation militaire, nous nous efforcions de jouer le plus mal possible de façon à ne plus jamais être réinvités. C'est au sein de l'orchestre que j'ai appris à être subversif. Comment détruire le système afin d'atteindre la perfection pure au niveau personnel.

A l'été 1984, juste trois semaines avant de me débarrasser de mon uniforme militaire, nous avons été envoyés au Liban pour une tournée de concerts. A l'époque, le Liban était un endroit très dangereux et l'armée israélienne était installée dans des bunkers et des tranchées profondément enfouis pour éviter tout contact avec la population locale.
Le deuxième jour, nous sommes arrivés à Aszar, un camp de concentration israélien de sinistre réputation installé sur le territoire libanais.
Et c'est l'événement qui a changé ma vie.
Il faisait une chaleur d'étuve en ce début de juillet. Un chemin de terre poussiéreux nous a conduits jusqu'à l'enfer sur terre. Un immense centre de détention entouré de barbelés. Pour aller jusqu'au quartier général du camp, nous avons dû passer devant des milliers de détenus à la peau brûlée par le soleil.
C'est difficile à croire, mais les orchestres militaires sont toujours bien accueillis. Une fois arrivés devant le QG des officiers, nous sommes allés faire un tour guidé du camp. Nous avancions le long d'interminables grillages de barbelés et de miradors. Je n'en croyais pas mes yeux.
Qui sont ces gens?, ai-je demandé à l'officier-guide.
Ce sont des Palestiniens, m'a-t-il répondu. Ici, à gauche, vous avez les OLP et là, à droite, les "Ahmed Jibril" (le FPLP, Front populaire de la Palestine), ils sont beaucoup plus dangereux que les autres alors, on les isole.
J'ai regardé les détenus et ils avaient l'air totalement différents des Palestiniens que je rencontrais à Jérusalem. Ceux que je voyais à Ansar étaient en colère. Ils n'étaient pas vaincus et ils étaient nombreux.
En avançant le long des barbelés, je regardais fixement ces détenus et j'ai alors réalisé l'atroce vérité: j'étais vêtu de l'uniforme de l'armée israélienne. Alors que je pensais à mon uniforme, essayant de régler le terrible sentiment de honte naissante, je me suis retrouvé sur un grand terrain plat au milieu du camp. Nous nous sommes arrêtés là, entourant l'officier qui nous servait de guide, et qui nous donnait d'autres informations, d'autres mensonges sur la guerre en cours pour défendre notre havre juif.
Pendant qu'il nous ennuyait à mourir avec ses mensonges absurdes, j'ai remarqué que nous étions entourés d'une vingtaine de blocs de béton d'environ un mètre carré de superficie sur un mètre trente de hauteur. Il y avait une petite porte métallique et j'étais horrifié à l'idée que mon armée avait peut-être décidé d'enfermer pour la nuit dans ces constructions les chiens de garde. Mettant mon "chutzpah" israélien en action, j'ai demandé au guide à quoi servaient ces horribles cubes de béton.
Il a répondu aussitôt: "Ca? ce sont nos cellules d'isolement, deux jours dans une de ces cellules et vous êtes plus sioniste que les sionistes".

C'en était trop pour moi. C'est donc dès 1984 que j'ai réalisé que ma relation avec l'état israélien et le sionisme était terminée.
Et pourtant, je ne connaissais pas grand-chose de la Palestine, de la Nabka ou même sur le judaïsme et la judéité. J'ai seulement réalisé qu'en ce qui me concernait, Israël, c'était pourri et je ne voulais plus rien avoir à faire désormais avec ce pays.
Deux semaines plus tard, je rendais mon uniforme, j'attrapais mon saxo alto, je prenais la navette pour l'aéroport Ben Gourion et je partais pour l'Europe pendant quelques mois.
A l"âge de 21 ans, j'étais libre pour la première fois. En décembre, comme il faisait trop froid, je suis retourné chez moi avec la ferme intention de revenir en Europe.
Il m'a fallu attendre encore 10 ans avant de pouvoir quitter Israël définitivement.
A cette époque, je commençais à en apprendre de plus en plus sur le conflit israélo-palestinien, sur l'oppression. Je commençais à accepter le fait que je vivais sur le territoire de quelqu'un d'autre. Je commençais à intégrer le fait terrible qu'en 1948, les Palestiniens ne voulaient pas réellement partir de leur plein gré, mais qu'ils avaient subi une épuration ethnique brutale de la part de mon grand père et ceux de son espèce. Je me suis mis à réaliser que l'épuration ethnique n'avait jamais rebuté Israël, simplement, elle prenait des formes différentes. Je me suis mis à réaliser que le système judiciaire était totalement raciste.
Un bon exemple en était le "Droit au retour", une loi qui encourage les Juifs à revenir chez eux 2000 ans plus tard mais qui empêche les Palestiniens de retourner sur leur terre et dans leurs villages après deux ans d'absence. Et pendant tout ce temps-là, ma carrière de musicien évoluait. J'étais devenu producteur de musique et musicien de jazz reconnu.
Mais, je ne m'étais toujours pas véritablement investi dans une activité politique quelconque. J'avais étudié à la loupe le programme de la gauche israélienne et j'en avais déduit qu'il s'agissait plus du programme d'une œuvre sociale que d'une structure idéologique fondée sur une éthique.
Au moment des accords d'Oslo (1994), j'en avais assez vu. J'ai réalisé que la paix pour Israël, c'était du pipeau. Elle n'allait pas conduire à une réconciliation avec les Palestiniens, ni à remettre en cause le péché originel des sionistes. Au contraire, elle était destinée à consolider l'existence de l'état juif aux dépens des Palestiniens. Il n'était absolument pas question du droit au retour des Palestiniens. J'ai décidé de quitter ma maison, d'abandonner ma carrière. J'ai tout quitté, même ma femme, Tali, qui est venue me rejoindre par la suite. Tout ce que j'avais emporté, c'était mon saxo ténor, mon seul ami véritable.

Je me suis installé à Londres où j'ai suivi des cours de philosophie en troisième cycle à l'université d'Essex. Et en l'espace d'une semaine à Londres, je réussissais à me faire embaucher au Black Lion, pub irlandais mythique dans Kilburn High Road. A l'époque, je ne réalisais pas la chance que j'avais eue. Je ne savais pas combien il était difficile d'arriver à se produire à Londres. En fait, c'est ce qui a marqué le début de ma carrière internationale de musicien de jazz. En l'espace d'un an, j'étais devenu très connu au Royaume Uni comme musicien de be-bop et d'après be-bop. Et trois ans plus tard, je faisais des tournées dans toute l'Europe avec mon jazz band.
Cependant, je n'ai pas mis longtemps à avoir la nostalgie du pays. A ma grande surprise, ce n'était pas Israël qui me manquait. Ce n'était pas Tel-Aviv, Haïfa ou Jérusalem. C'était, en réalité, la Palestine.
Ce n'était pas le chauffeur de taxi grossier à l'aéroport Ben Gourion, ni un centre commercial à Ramat Gan, c'était le petit restau d'houmous à Yafo au coin des rues Yesfet et Salasa. C'était les villages palestiniens qui s'étendaient sur les collines entre les champs d'oliviers et les figues de barbarie. J'ai réalisé que chaque fois que j'avais le mal du pays, je me retrouvais à Edgware Road, où je passais la soirée dans un restaurant libanais. Et, quand je me mettais à penser à Israël en public, il s'est vite avéré qu' Edgware Road était ce qui se rapprochait le plus de mon pays natal.
Je dois admettre que quand j'étais en Israël, je ne m'étais pas du tout intéressé à la musique arabe. Un colon ne s'intéresse pas à la culture indigène.
J'ai toujours adoré la musique folklorique. En Europe, on me présentait comme un spécialiste de musique klezmer.
Au fil des ans, je me suis mis à jouer de la musique turque et grecque. Mais, j'avais complètement occulté la musique arabe et, en particulier, la musique palestinienne.
Une fois à Londres, dans ces restaurants libanais, j'ai réalisé que je ne m'étais jamais véritablement intéressé à la musique de mes voisins. Plus inquiétant, je l'avais complètement ignorée, même si je l'entendais tout le temps. Elle était partout autour de moi, mais je ne l'avais jamais réellement entendue. Elle était là, à chaque recoin de mon existence. L'appel à la prière qui venait des mosquées sur les collines, Oum Kalthoum, Farid El Atrash , Abdel Halim Hafez , étaient présents à chaque recoin de ma vie, dans la rue, dans les petits cafés de la vieille ville à Jérusalem, dans les restaurants. Ils étaient partout mais je les avais, de façon grossière, totalement ignorés.
Vers l'âge de 34-35 ans, loin de ma terre natale, je me suis penché sur la musique indigène de mon pays. Cela n'a pas été facile. C'était à la limite de l'inaccessible. Autant le jazz, je m'en imprégnais aussitôt, autant la musique arabe, cela m'était pratiquement impossible. Je passais un morceau et j'attrapais mon saxo ou ma clarinette, j'essayais d'en saisir l'essence, mais ce que je faisais avait des sonorités étrangères. J'ai vite réalisé que la musique arabe était un langage totalement différent. Je ne savais pas par où commencer ni comment l'approcher.
Le jazz est une création occidentale. Il a évolué au XX°s et s'est développé en marge du secteur musical classique. Le be-bop, la musique avec laquelle j'ai grandi, se compose de morceaux de musique relativement courts. Les airs sont courts parce qu'il fallait les faire tenir dans le format de disque des années 40 (3 min.). Et la musique occidentale peut facilement se retranscrire sur papier avec les notes et les accords.
Le jazz, comme toute forme artistique occidentale, est en partie numérique. La musique arabe, en revanche, est analogique, elle ne peut se retranscrire. Une fois retranscrite, elle perd toute authenticité. Et alors que j'avais atteint suffisamment de maturité pour affronter la musique de mon pays, voilà que c'était mes connaissances musicales qui constituaient un obstacle.
Je ne voyais pas ce qui pouvait bien m'empêcher de capturer les sonorités de la musique arabe. Je ne comprenais pas ce qui clochait. J'avais beau y consacrer du temps, à écouter et à m'entraîner, rien à faire, ce n'était pas ça.
Les critiques musicaux européens appréciaient de plus en plus mon nouveau style et commençaient à me considérer à la fois comme un nouveau héros du jazz qui avait su rapprocher les genres musicaux et comme spécialiste de la musique arabe. Moi, je savais qu'ils avaient tort, même si je faisais tous les efforts nécessaires pour "rapprocher les genres", je voyais bien que la musique que je produisais était étrangère à l'essence même de la musique arabe.
Et c'est alors que j'ai trouvé une astuce. Dans les concerts, quand je cherchais à reproduire le style oriental, je chantais d'abord le vers d'un chant qui me rappelait les sons que j'avais occultés au cours de mon enfance, essayant de me remémorer les échos de l'appel à la prière du muezzin, qui, depuis les vallées alentour, s'insinuaient dans les ruelles de la ville. J'essayais de me remettre en mémoire la musique surprenante et obsédante de mes amis Dhafer Youssef et Nizar Al Issa
L'an dernier, alors que j'enregistrais un album en Suisse, j'ai réalisé que la façon dont je jouais la musique arabe n'était plus un problème. En réécoutant quelques morceaux, j'ai soudain réalisé que les sonorités de Jenine, d'Al-Quds et de Ramallah jaillissaient tout naturellement des enceintes.
J'ai réfléchi à ce qui s'était passé, à la raison pour laquelle, brusquement, j'avais réussi à produire un son authentique.
Et j'ai réalisé que j'avais laissé tomber la primauté de l'œil et que j'étais passé à la prééminence de l'oreille. Je n'avais pas cherché l'inspiration dans la retranscription, ni des notes, ni des accords. Au lieu de cela, j'écoutais ma voix intérieure. Le fait que j'aie eu du mal avec la musique arabe m'a rappelé pourquoi je m'étais mis à la musique initialement. En fait, je ne regardais jamais Bird sur MTV, je préférais l'entendre à la radio.

J'aimerais terminer cette réflexion en disant qu'il serait temps que nous apprenions à écouter les gens que nous aimons.
Il serait temps que nous entendions les Palestiniens plutôt de que nous référer à de vieux manuels en lambeaux.
Il serait temps.
Ce n'est que récemment que j'ai réalisé que l'éthique intervient quand les yeux se ferment et que les échos de la conscience forment un air au plus profond de notre âme.
S'identifier à l'autre, c'est accepter la primauté de l'oreille.

(traduction française entièrement reprise chez "Des bassines et du Zèle")

Le passant admire depuis longtemps les musiques de Gilad.

Place au silence.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Merci.